jeudi 15 mai 2008

Les Schtroumpfs : une idéologie dessinée…

Vous l'attendiez depuis longtemps, je vous présente une version écourtée de mon travail (de 15 pages) sur Les Shtroumpfs, remis dans le cadre du cours Imaginaires de l'utopie.
J'ai inclus l'intro et la première partie de développement. Si ça vous intéresse, il me sera bien sûr possible d'éventuellement publier les autres parties. Voilà:

Les Schtroumpfs: une idéologie dessinée...

Pourrait-on imaginer avoir eu sous le nez, toute notre jeunesse, un petit bijou du genre utopique? Alors qu’on regardait innocemment l’écran de la télévision, amusés par un dessin animé où des petits personnages bleus parlaient bizarrement et se sauvaient d’un sorcier qui échouait à tous coups, qui aurait cru que ce monde était complètement construit sur l’histoire des littératures de genre utopique?

Il y a de cela maintenant cinquante ans, le bédéiste Pierre Culliford, alias Peyo, eut l’idée de donner vie aux petits bonhommes bleus qu’on connaît sous le drôle de nom de «Schtroumpfs». Une anecdote veut que ce nom soit simplement attribué à une bifurcation, lorsque le bédéiste voulu demander le sel à son ami Franquin au cours d’un repas, Peyo ayant prononcé «Passe-moi le… schtroumpf!» au lieu de prononcer sel. L’histoire veut qu’ils aient ensuite imaginé un moyen de continuer leur conversation en remplaçant une multitude de mots par schtroumpf, d’où lui serait principalement venue l’idée.

Une grande quantité de ce qui compose cet univers imaginé en 1958 permet d’affirmer que Les Schtroumpfs appartient au genre utopique. Sachant la complexité d’une définition du genre, on peut cependant en nommer certaines composantes, tout en sachant « qu’une œuvre littéraire n’est pas seulement la résultante d’une combinatoire préexistante, mais aussi une transformation de cette combinatoire »[1], on pourrait accepter aisément d’imaginer l’illustration originale de l’utopie grâce à la bande dessinée. Peyo aurait-il donc rassemblés tous les éléments des utopies qui ont marqué l’Histoire de la littérature afin de les réunir en un monde illustrant l’idéologie planant alors sur la société d’après-guerre? Marx, lui-même, dut se servir d’une métaphore pour illustrer ce qu’il entendait par idéologie. Selon sa théorie, l’imagination sert de reflet inversé de la réalité, offrant une démonstration de ce qu’est l’idéologie. En étudiant les composantes sociales des Schtroumpfs, puis les figures importantes, il nous sera possible de mieux comprendre ce que ces éléments peuvent nous indiquer à propos du contexte social qui inspira Peyo au moment où il mit en image sa société utopique.


Une structure sociale égalitaire

D’abord, la structure sociale sur laquelle est bâtie la communauté des Schtroumpfs est construite sur une idéologie utopique. On verra en effet que les Schtroumpfs ont pour principe fondamental l’égalité entre eux. Tout comme les sociétés utopiques déjà connues, cette société se veut égalitaire, sans toutefois être égalitariste. Cela signifie qu’aucune loi hiérarchique ne peut permettre à un Schtroumpf autre que le Grand Schtroumpf d’être supérieur aux autres. Chaque Schtroumpf est égal en tous points aux autres dans le village. Les maisons sont toutes d’égales grandeurs et les biens sont également distribués. Il en est de même des tâches, les Schtroumpfs allant toujours travailler tous ensemble, chacun d’eux tenant part active dans la réalisation d’un projet commun. Non seulement les personnages sont tous égaux, mais le principe d’égalité est à son paroxysme, Peyo les ayant tous créés absolument identiques. En bande dessinée, on parle de l’effet de diffraction pour signifier les phases du mouvement d’un personnage grâce à plusieurs dessins de ce même personnage.

Dans Les Schtroumpfs, les personnages sont tellement tous semblables entre eux qu’il pourrait parfois nous sembler qu’ils représentent tous le même personnage, à des phases différentes de son mouvement. L’exemple illustré provient de l’album « Les Schtroumpfs noirs »[1], dans lequel les Schtroumpfs se voient contaminés d’abord par la piqûre d’un insecte noir, puis par la morsure des Schtroumpfs contaminés, devenus enragés. Peu à peu, tous les Schtroumpfs seront noirs, indice de leur contamination, mais le remède découvert par les recherches du Grand Schtroumpf les sauvera. Ce ne sera que lors du développement de leurs histoires, dans les années 1960, que Peyo leur attribuera peu à peu des différences.


Pour ce qui en est de l’égalitarisme, ce n’est pas la même chose. Ce qui distingue le principe d’égalité de celui d’égalitarisme, c’est que dans le deuxième cas, le droit à la différence n’existe pas. Le droit aux caractéristiques propres à chacun, étant aboli dans l’optique de l’égalité absolue entre les hommes. Il est vrai qu’en observant à quel point les Schtroumpfs sont identiques entre eux, on est tentés de croire qu’il s’agit d’un cas d’égalitarisme et le seul élément qui nous en éloigne est la spécificité de caractère qui apparaîtra au fil des aventures. Les Schtroumpfs, bien que physiquement identiques, possèdent également des qualités qui les distinguent.


Avec le temps, quelques exceptions à la règle de l’égalitarisme feront en sorte que quelques Schtroumpfs auront leur identité et leur fonction propre, se démarquant des autres par certains détails. Outre le Grand Schtroumpf et la Schtroumpfette, sur lesquels nous reviendront, il y aura par exemple le Schtroumpf à lunettes, représentant des intellectuels, se différenciant grâce à une paire de lunettes; le Schtroumpf gourmand, coiffé d’un bonnet de cuisinier établissant du coup sa fonction utilitaire; le Schtroumpf peintre, portant un béret ainsi que tenant en permanence des pinceaux; le Schtroumpf bricoleur, portant une ceinture à outils… Au fur et à mesure que les aventures des Schtroumpfs se développeront, il y aura de nouveaux Schtroumpfs qui se démarqueront également, faisant découvrir au lecteur une nouvelle caractéristique essentielle à toute société. Il y en a aussi qui n’ont aucun indice physique de leur spécificité, mais qui se démarquent par leur humour, comme c’est le cas par exemple du Schtroumpf farceur, ou encore leur paresse, comme le Schtroumpf paresseux.


L’utopie en général présente une société inspirée par le communisme. Les Schtroumpfs rejoint cette idée par une vie communautaire où on comprend l’importance de chaque membre de la société par une fonction attribuée. «Un des modèles communautaires qui hantent l’imaginaire des utopistes, […] c’est celui de la communauté monacale. Comme des moines, les utopiens travaillent, mangent, se divertissent ensemble. […] Le travail dans les champs se fait le plus souvent en équipe. Comme tout ce qui est nécessaire, les vêtements ou la matière pour les confectionner sont fournis par l’État. Ces vêtements sont tous semblables, confortables, solides et de la couleur naturelle des textiles utilisés : le blanc, couleur du lin, du coton ou de la laine, mais aussi de l’innocence.»[2] Le rapprochement avec le genre utopique se fait clairement. Les Schtroumpfs vivent selon une optique où tout doit se faire en communauté, à la manière de moines. Leur travail, strictement manuel, se fait efficacement par le nombre. Comme le prouve la citation précédente de Micheline Hugues, ils vivent d’une façon à être si égaux que même leurs vêtements, leurs maisons, leurs occupations sont absolument identiques.

La conception d’égalité en tant qu’élément essentiel de toute utopie remonte aux mythes de l’Âge d’Or, d’abord et avant tout développés par la Théogonie et par Les travaux et les jours d’Hésiode. Il s’agit du premier âge des hommes, après leur création, la race d’Or. En effet, à cette époque mythique, les hommes vivaient en accord complet avec la nature, qui leur fournissait sans effort tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. «La terre leur fournit provende en abondance; dans les montagnes, le chêne, à sa cime, porte des glands, son tronc abrite les abeilles. […] On ne les verra pas prendre la mer : la terre qu’ils labourent porte du fruit.»[3] Chaque homme était alors égal aux autres, aucune hiérarchie ne s’imposait. Jusqu’au passage de Pandore, «la race des hommes vivait sur terre à l’abri des maux, de la pénible fatigue et des maladies douloureuses qui hâtent la vieillesse.»[4] L’utopiste, d’ailleurs, a horreur du secret, qui appartient davantage à l’individualisme qu’au communautaire. «Il rêve d’une transparence où chacun serait un miroir : tous se reflètent et se renvoient mille fois leur propre image heureuse, unanime et sans faille.»[5] Cette conception du monde, harmonieux et libre, s’oppose à la conception hiérarchique qui est présenté par Platon et Aristote dans le mythe de l’Atlantide, ainsi qu’à celle des contre-utopies plus contemporaines, où les émotions sont interdites, un très bon exemple étant 1984 de Georges Orwell.

Un autre élément concernant la structure sociale important à dénoter dans Les Schtroumpfs concerne le non-lieu dans lequel ils vivent, l’emplacement de leur village étant absolument impossible à situer par l’homme. La signification du terme utopie, mis en place par l’humaniste Thomas More en 1529, peut être définit par ou-topos, qui signifierait non-lieu, un lieu qui n’existerait pas. «La caractéristique extérieure la plus évidente et la plus commune de l’utopie est sans doute son insularisme. […] Cet insularisme n’est pas seulement fiction géographique : il répond au besoin de préserver une communauté de la corruption extérieure et d’offrir un monde clos.»[1] L’insularisme est défini comme étant l’art de profiter de la spécificité d’une situation insulaire pour obtenir des avantages, dans ce cas-ci étant la protection par l’isolement des menaces extérieures. Dans ce cas-ci, la principale menace extérieure est représentée par le sorcier malhabile, Gargamel. En effet, nous verrons qu’aucun homme n’est supposé connaître le lieu où se trouve le village des Schtroumpfs, au Pays Maudit. Les fois où Johan et Pirlouit s’y rendront, ce sera guidé par un petit Schtroumpf. On pourra observer plusieurs exemples, déjà même dans les premières apparitions des personnages dans les albums Johan et Pirlouit.


Dans cet exemple tiré de l’album « La flûte à six Schtroumpfs »[1], on comprend que Johan et Pirlouit sont les premiers hommes à accéder au village des Schtroumpfs, le Grand Schtroumpf lui-même étant surprit de leur présence.


La plupart des utopies présentent des lieux dont la localisation reste floue, impossible à déterminer. Ces lieux se retrouvent par le fait même isolés des sociétés connues du lecteur. Que l’on pense en effet à Cyrano de Bergerac, dans Les états et empires de la lune et du soleil, au Nous autres de Zamiatine, ou même au Meilleur des mondes de Aldous Huxley ou à 1984 de Georges Orwell, tous ces cas nous révèlent un monde dont on ne comprend pas comment y accéder. Bergerac imagine une étrange façon pour son personnage de flotter vers la lune et ensuite vers le Nouveau Monde. Peyo imagine également de faire endormir ses personnages, Johan et Pirlouit, par l’enchanteur Homnibus afin de les faire accéder au pays maudit. La société schtroumpf, se voyant donc construite d’une façon égalitaire, autosuffisante, et étant isolée des menaces extérieures et de la corruption en étant située dans un non-lieu, entre sans contradictions dans les normes du genre utopique.


[1] Raymond Trousson, «Préliminaires», dans Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, page 23
[1] Peyo ; « Les Schtroumpfs noirs », dans Les Schtroumpfs, tome 1, Belgique : Dupuis, 1960.
[2] Micheline Hugues, L’utopie, Paris : Éditions Armand Colin, 2005, page 57
[3] Hésiode, Les travaux et les jours, Paris : Éditions Arléa, 1998, page 97
[4] Ibid., page 90
[5] Raymond Trousson, Op.cit., page 18
[1] Ibid., page 15

[1] Peyo, «La flûte à six Schtroumpfs», Johan et Pirlouit tome 9, Belgique : Éditions Dupuis, 1960, page 40.


3 commentaires:

Moi a dit…

Enfinnnn je vais le lire en fin de semaine avec un bon café à la main!!

Yano a dit…

Super! J'ai bien aimé ton travail :)

-CaR0- a dit…

merci beaucoup! :)