samedi 31 mai 2008

Les Schtroumpfs, deuxième partie.

Pour ceux qui ont aimé le travail sur Les Schtroumpfs, je vous offre la deuxième partie qui vous avait été promise.

Figures «Schtroumpfs» confirmant le genre

Les figures du Grand Schtroumpf et de la Schtroumpfette en particulier sont essentielles à la définition du genre utopique. D’abord, le Grand Schtroumpf représente sans contredits la présence redondante du Législateur, qu’on retrouve autant dans les utopies que dans les contre-utopies. On se souviendra par exemple du Bienfaiteur chez Zamiatine, ainsi que du Big Brother de Orwell. Il correspond entièrement à la figure patriarcale servant de guide social au sein de la communauté. Il s’agit de la seule identité supérieure à la hiérarchie égalitaire des autres habitants du village. Lors de la découverte de toutes les utopies par le narrateur, apparaît à un moment «le personnage du «sage vieillard», à la fois guide et initiateur, qui fait pénétrer au néophyte les mystères du monde utopique.»[1] On a déjà pu voir cette rencontre grâce à la planche illustrée plus haut, mais on s’intéressera également à la suivante, provenant du même album, illustrant le statut de «vieux sage» appartenant au Grand Schtroumpf. Cette clarification quant au statut supérieur de ce dernier est instaurée dès le premier contact du public avec celui-ci, l’album «La flûte à six schtroumpfs» étant la première apparition des Schtroumpfs.
[1] Micheline Hugues, Op.cit., page 35




On apprend donc l’âge extrêmement avancé du Grand Schtroumpf, 542 ans, soit cinq fois plus âgé que les autres Schtroumpfs, qui ont une centaine d’années. Étant sage, le Législateur «fera de bonnes lois»[1]. Le Grand Schtroumpf, en effet, saura toujours faire une bonne gérance des règles à suivre afin de garder l’harmonie de ses Schtroumpfs.
[1] Raymond Trousson, Op.cit., page 17



Autre figure qui incite à de nombreux questionnements et qui nécessite absolument qu’on s’arrête à son analyse, la Schtroumpfette est la seule femme parmi les Schtroumpfs. Créée par le sorcier Gargamel, elle sert, à l’origine, à créer la zizanie parmi les Schtroumpfs, qui évoluent dans une société exclusivement masculine. En effet, seule femme, elle n’a pas raison d’être parmi les Schtroumpfs, dont elle détourne tour à tour chacun d’eux de leurs tâches quotidiennes. Stéréotypée au maximum, elle est d’abord créée brune et mauvaise, ne ressemblant pas à l’image blonde et agréable qu’on connaît, lègue d’une intervention magique du Grand Schtroumpf. Gargamel la fabrique à base d’argile, et d’une recette comportant les composantes suivantes : coquetterie, parti pris, larmes de crocodile, cervelle de linotte, langue de vipère, rouerie, colère, mensonge, gourmandise, mauvaise foi, inconscience, orgueil, envie, sensibilité, sottise, ruse, obstination, etc. Puis, il lui donne vie en usant d’une formule magique.

Toutes ces «qualités» composant la Schtroumpfette ne peuvent pas la rendre compatible avec la communauté des Schtroumpfs. Elle ne sera d’aucune utilité sociale : elle ne travaille pas, cueille des fleurs et usera de son charme face aux Schtroumpfs.

Certaines sociétés, comme c’est le cas dans Les Schtroumpfs, restent hiérarchisées sur le mode patriarcal. Ce sera récurrent dans le genre utopique. «Dans la société, certains sont investis du rôle paternel : le souverain, le seigneur, les magistrats […], les autres du rôle des enfants, les femmes, le peuple. Aucune contradiction avec le principe de l’égalité»[1] Les personnages qui apparaîtront assez rapidement dans les aventures des Schtroumpfs tels que la Schtroumpfette, le bébé Schtroumpf ou encore les P’tits Schtroumpfs, ne sont que des personnages qui se retrouvent sous la charge de tous les autres Schtroumpfs, un peu comme les enfants de la communauté. D’ailleurs, on ne connaît aucune utopie où la reproduction est encouragée, ni même le rapprochement sexuel entre un homme et une femme. Dans les utopies contemporaines, par exemple Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, on conditionne les membres de la société à repousser avec horreur tout ce qui a trait à la famille. On reproduit les êtres humains en laboratoire, selon un principe de contrôle génétique et de clonage. Il en va de même avec le bébé Schtroumpf; personne ne l’a conçu, ce dernier ayant été apporté aux Schtroumpfs par une cigogne en laissant obscures ses réelles origines. Il est le bébé de toute la communauté, naturellement pris en charge par la Schtroumpfette qui a, par le fait même, probablement trouvé sa façon d’être utile aux Schtroumpfs.
[1] Micheline Hugues, Op.cit., page 51

D’ailleurs, on ne connaît pas d’utopies où les femmes tiennent un rôle important, la seule exception étant celle des Amazones, femmes-guerrières détestant les hommes. Cependant, ces femmes ne possèdent aucune féminité, allant jusqu’à se faire couper leur sein droit pour pouvoir mieux tirer de l’arc. Pour assurer la perpétuation de leur civilisation, elles s'unissent une fois par an avec les hommes des peuplades voisines dont elles choisissent les plus beaux. Si, par malheur, elles mettent au monde un mâle, elles le tuent, ou le rendent aveugle ou boiteux afin d’en faire leur serviteur. Une autre version possible veut qu’elles rendent tout simplement les bébés mâles aux hommes avec lesquels elles ont enfantés, leur société étant strictement matriarcale. Source de discorde et de jalousie, n’étant utile qu’à bavarder avec les Schtroumpfs, la figure de la Schtroumpfette prouve indéniablement que l’utopie est basée sur une structure masculine. Les figures qui composent Les Schtroumpfs, en particulier le Grand Schtroumpf, législateur et patriarche de la communauté, et la Schtroumpfette, représentante du rôle des femmes au sein des sociétés utopiques, contribuent et sont essentiels à l’établissement du genre utopique.

L’humanité en question

Après avoir observé les structures composant l’univers des Schtroumpfs, il est absolument essentiel de s’arrêter sur le contexte social de création de l’utopie. Sachant que, selon Paul Ricœur, l’idéologie et l’utopie sont deux expressions de l’imaginaire social qui ne vont pas l’un sans l’autre, Les Schtroumpfs risquent de refléter plusieurs éléments propres aux années 1960. «Nous ne prenons possession, semble-t-il, du pouvoir créateur de l’imagination que dans un rapport critique avec ces deux figures de la conscience fausse. […]L’idéologie et l’utopie sont [donc] complémentaires.»[1] La société suggérée dans l’univers des Schtroumpfs agit en effet en tant qu’idéologie utopique appropriée à l’époque et à la société du créateur, Pierre Culliford. « La création d’une utopie – c'est-à-dire d’un monde tel qu’il devrait être – trahit un sentiment d’échec dans l’adaptation au monde tel qu’il est. L’utopiste se sent mal à l’aise dans la société de son temps, dont il condamne les tares. »[2] Les années 1960, époque à laquelle Peyo dessine Les Schtroumpfs en Belgique, connaîtront la seconde guerre du Viêt Nam (1957-1975), la volonté croissante de bâtir l’unité européenne, ainsi que les protestations grandissantes contre la mauvaise répartition des richesses qui conduira jusqu’aux événements mondialement connus de mai 1968. Une frustration sociale règne particulièrement en Europe, mais aussi en Amérique, où plusieurs mouvements vers la paix et la définition de l’identité auront lieux, dont la révolution cubaine et, au Québec, la Révolution Tranquille.
[1] Paul Ricœur, «Idéologie et utopie : deux expressions de l’imaginaire social», dans Du texte à l’action. Essais d’herméneutiques II, collection «L’ordre philosophique», Paris : Éditions Seuil, 1985, page 391
[2] Raymond Trousson, Op.cit., page 13.

L’Union européenne est née le 7 février 1992, mais «l’idée de bâtir l’unité européenne remonte à loin.»[1] C'est une construction d'un nouveau type, sans précédent historique, entre des États différents, mais appartenant au même continent. Une idée d’égalité pratiquement utopique, il faut le dire. Dans les années 1960 qui voient naître les aventures des Schtroumpfs, on est à une époque où les « hippies » rejettent l’aliénation par le travail. En France, la révolte de mai 1968 proteste contre le type de société économique d’après les Trente Glorieuses. On réclame une meilleure répartition des richesses et donc, de meilleurs revenus, pour toutes les classes de la société. D’ailleurs, on voudrait une égalité entre tous. On voit grand, on est attiré par le communisme.
[1] Roger-Michel Allemand ; L’utopie, Paris : Éditions Ellipses, 2005, page 198

L’utopie se montre donc totalitaire et humaniste à la fois. Totalitaire, non pas dans l’actuel sens politique du terme, mais dans celui d’une aspiration à la synthèse, à l’harmonie : elle se veut une structure selon la définition de Hjelmslev, une entité autonome de dépendances internes. Humaniste aussi, malgré son caractère oppressif et contraignant, dans la mesure où l’utopie se veut création humaine, réalisée sans appel à une transcendance. L’utopiste témoigne d’un indéniable optimisme anthropologique, qui met l’homme au centre du monde et le fait maître de son destin.[1]
[1] Raymond Trousson, Op.cit., page 19

Nous pouvons donc constater, soutenue par les idées de Raymond Trousson, la relation entre les deux phénomènes fondamentaux d’idéologie et d’utopie, face aux attentes communes tournées vers le futur. Comme l’explique également Paul Ricœur lorsqu’il fait le rapprochement entre ces deux concepts, «par l’idéologie, […] le groupe croit à sa propre identité»[1]. Peyo, en créant une utopie imagée, met littéralement en question l’idéologie générale. C’est également la théorie de Theodor Adorno, prétendant que l’utopie dépend directement de la réalité sociale, tout en étant une version négative de cette même société. Tout comme l’idéologie a pour principe de créer une image renversée de la réalité, selon Ricœur.
[1] Paul Ricœur, Op.cit., page 388

Il est évident que dans ce cas précis, l’utopie fonctionne grâce à certaines métaphores, Peyo ne souhaitant évidemment pas un monde où l’on vivrait dans des maisons faites de champignons en allant cueillir de la salsepareille tous ensembles. Par contre, l’interprétation vers une société où ne règneraient plus de différences majeures entre les classes, où le travail serait fait en commun pour le bienfait de la société, et où une seule tête dirigeante organiserait les lois, est beaucoup plus plausible. C’est en effet le portrait de ce que réalisera Fidel Castro à Cuba, mais qui à la base semblait tellement plus humain.

Conclusion


Il y aurait encore énormément de choses à dire en lien avec le questionnement initial, afin de démontrer que l’utopie présentée dans Les Schtroumpfs sert la cause idéologique qui régissait la réalité des années 1960. Nous avons su démontrer les composantes utopiques principales, soient l’égalité au sein de la société, les Schtroumpfs étant tous identiques et égaux hiérarchiquement; le principe du non-lieu du village Schtroumpf, celui-ci étant impossible à découvrir par les hommes; puis les figures dominantes qui sont fidèles à la tradition utopique littéraire, le Grand Schtroumpf agissant en tant que figue de législateur, de vieux sage ayant toujours réponse à tout et mettant de l’ordre dans sa communauté; la Schtroumpfette étant l’illustration de la non utilité féminine dans le travail et l’organisation que nécessite l’utopie, autrement que pour s’occuper des enfants. Enfin, un rapprochement idéologique de cette utopie à la société de l’époque de Peyo pût être fait, illustrant le mouvement des années 1960 vers un principe d’égalité et de paix entre les différentes communautés et classes sociales.


Nous aurions pu aller plus loin en analysant les ressources iconiques composant la bande dessinée Les Schtroumpfs. Pensez que des détails tels que le chromatisme, l’aspect du scriptural, l’organisation des cases, ou encore le style de lignes utilisées peuvent avoir des significations importantes sur ce qu’a voulu signifier Peyo au sujet des émotions ou idéaux véhiculés par ses dessins.


Constatant la popularité à laquelle ont eut droit les albums, puis l’adaptation en dessins animés, il nous apparaît clair qu’un message original et humoristique arrive à rejoindre une plus grande affluence. Il faut cependant avouer que ce sont ces qualités qui masqueront parfois l’objectif principal du créateur, soit d’exposer une idéologie par l’utopie, au profit d’un simple loisir de second plan. La petite fille aura attendu presque vingt ans avant de découvrir ce que cachaient ses dessins animés favoris…

3 commentaires:

Yano a dit…

Fucké pareil! (Pas vargeux comme commentaire, mais tout est là!)

PS: Un paragraphe est là en double.

-CaR0- a dit…

erreur corrigée!
Merci beaucoup à toi, Yano, et aussi à JO, parce que même si tu ne fais pas de commentaire je sais que tu as lu mon truc.
Vous êtes fins.

Anonyme a dit…

...

vois pas de quoi tu parles..


:)